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Bi or not Bi

4eme de couverture et premier chapitre de Bi or not bi ?

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Habitué à ce que rien ni personne ne lui résiste, Nys gère d’une main de maître son club privé le Gay Power. Son assurance vacille néanmoins le jour où Sandro en pousse la porte par hasard. Son tempérament de fonceur prend aussitôt le dessus. Ce mec lui plaît. Il le veut. Mais, comment le convaincre ? Quel est le meilleur atout de séduction pour conquérir ce pompier… persuasion ou romantisme ?

Chapitre 1

— J’en ai marre des divas. Si ça continue comme ça, je vais embaucher moi-même le prochain barman.

Énervé, Nys appuya d’un regard noir son avertissement.

— Six fois que tu te plantes depuis le début de l’année, par conséquent, ça suffit ! Si la clientèle apprécie de voir de nouvelles têtes, moi je préfère éviter d’entendre à tout bout de champ que l’un des serveurs a encore fait des siennes ou manque à l’appel comme par hasard pour le service du week-end. D’ailleurs, pourquoi as-tu viré Vic ?

— Il a été insolent en me montrant son cul.

Nys observa son ami avec attention. Quarante ans, des lunettes tendance, le crâne parfaitement rasé pour cacher un début de calvitie précoce, toujours habillé d’un costume sur mesure, Daan imposait généralement le respect. Alors, pour quelle raison cela avait-il dérapé à ce point entre Vic et lui ?

— Dois-je te tirer les vers du nez pour avoir le fin mot de l’histoire ?

Daan se contenta de hausser les épaules. Pour une fois, il semblait avare de confidences.

— Quand je lui ai refusé l’augmentation qu’il réclamait, il a baissé son froc et il est parti en me disant qu’il n’aurait aucun mal à trouver mieux ailleurs.

Nys plissa les yeux. Devait-il le croire sur parole ? Comme ce n’était pas la première fois que Daan prenait des libertés avec le personnel, il ne pouvait s’empêcher de douter de sa version. Il lui cachait autre chose. Il en était certain. Décidément, tenir un club privé pour gays n’était pas de tout repos, loin de là.

— Écoute-moi bien ! À partir de maintenant, j’embaucherai moi-même le personnel.

— Je te souhaite bien du courage. Ce sont tous les mêmes. Tu verras, ils viendront frétiller leur petit cul devant toi pour obtenir le job, puis quand ils l’auront, ils seront insupportables. Ils savent bien que le barman fait la réputation d’un établissement de nuit, alors ils prennent vite la grosse tête, dès qu’ils s’imaginent être les rois de la fête.

— Ça m’étonnerait fort, qu’ils viennent frétiller devant moi, gronda Nys.

Daan en était convaincu. Son associé était un homme d’affaires redoutable. Une large carrure, un masque autoritaire, des yeux noirs et des cheveux bruns, dont aucune mèche rebelle n’osait même tomber sur le front, Nys n’incitait pas vraiment quiconque à venir se trémousser devant lui. D’ailleurs, personne ne parvenait généralement à soutenir plus de quelques secondes son regard d’acier. Ajouté à cela une autorité naturelle et une ponctualité légendaire, le portrait était révélateur d’un homme qui savait ce qu’il voulait et surtout ce qu’il ne voulait pas.

— Mets sur la porte l’affiche indiquant que nous recherchons un nouveau barman et préviens les serveurs de faire circuler l’information. Si personne ne s’est présenté d’ici demain, dis-leur que je viendrai moi-même les aider.

— Toi ?

— Tu me crois incapable de remplir des verres de bière une partie de la nuit ?

— Non, bien sûr. C’est juste que… bon, j’ai rien dit.

— Les clients n’ont pas à subir ton manque de discernement.

— Je te souhaite bonne chance.

Même si Daan était un associé activement impliqué dans la gestion du club, Nys ne pouvait s’empêcher de penser qu’il s’intéressait beaucoup trop aux membres du personnel. S’il était libre de faire avec eux ce qu’il voulait en dehors des heures de service, il était malheureusement trop souvent obligé de le recadrer à ce sujet, sans grand succès, hélas. Que Daan se comporte dans le club comme un gamin dans un magasin de bonbons l’horripilait au plus haut point.

— Il ne manquerait plus qu’un de ces jours, une plainte pour harcèlement soit déposée, maugréa-t-il à voix haute en classant quelques papiers.

Sa décision était bel et bien prise. À partir d’aujourd’hui, il gérerait également le recrutement. De toute façon, il ne pourrait pas faire pire que Daan qui, à coup sûr, devait probablement se contenter de choisir les serveurs sur photo. Pourtant ce n’était pas sorcier de lire des CV et d’agir en homme responsable. Il allait lui prouver que si on se donnait un peu de mal, on pouvait recruter un bon barman. Il se connecta aussitôt sur le site du club, tapa l’annonce sur la page professionnelle, spécifia que c’était urgent et que les personnes intéressées devraient se présenter à partir de quatorze heures le lendemain à l’adresse indiquée. Une fois le message validé, une idée saugrenue lui trotta dans la tête. Embaucher un hétéro. Voilà qui pourrait définitivement calmer les ardeurs de Daan. Un type avec un peu d’expérience, mignon et ouvert d’esprit, cela devait bien pouvoir se trouver sur Liège, non ? Pour se féliciter de sa brillantissime idée, il attrapa une bière et s’accorda une pause. Dehors, une nuit d’encre était tombée. Il laissa son regard errer sur les façades baignées de la lumière pâle des lampadaires et les trottoirs couverts d’une fine pellicule blanche, puis sur des ombres marchant d’un pas rapide pour aller probablement s’abriter des premières rigueurs hivernales. Il observa la gracieuse danse des flocons dans les airs, puis reporta son attention sur le panneau lumineux accroché au mur de son établissement. Deux ans déjà que l’enseigne du Gay Power clignotait joyeusement chaque soir. Après s’être ardemment battu pour ouvrir ce club et y avoir investi toutes ses économies, il était fier désormais de récolter les fruits de son travail. Grâce à la qualité de ses bières et à l’ambiance festive qui y régnait, celui-ci était immédiatement devenu un endroit tendance. Il vida sa bouteille, puis reprit place derrière son bureau et se concentra sur la paperasse administrative, histoire d’oublier Daan et son absence de cervelle, dès qu’il s’agissait de sexe.

Le lendemain matin, ce dernier lui téléphona pour l’informer que six réponses l’attendaient dans leur boîte mail professionnelle commune.

— J’espère que tu n’y as pas jeté un coup d’œil.

— Absolument pas, mentit Daan. J’ai promis de te laisser embaucher notre futur barman et je tiendrai parole.

— De toute façon, ce n’est pas comme si tu avais le choix, ricana Nys.

— Je ne te cache pas à quel point je suis curieux de rencontrer celui qui remplacera Vic. Je sens que je vais bien m’amuser.

— Je saurai trouver la perle rare. Rira bien, qui rira le dernier. Figure-toi que je pense même embaucher le plus moche du lot, rien que pour t’emmerder.

— Puisqu’il sera en relation directe avec les clients, tu es coincé, lui répondit son ami sans pouvoir contenir son amusement. Bonne chance dans tes entretiens. On se revoit ce soir pour le débriefing.

— C’est ça, marmonna Nys en raccrochant.

Daan savait que Nys allait les manger tout cru. Au bout du compte, certains ressortiraient peut-être même en étant soulagés de ne pas avoir à obéir aux ordres d’un tel patron. Nys ne se laissait jamais séduire par un sourire ravageur ou un petit cul aguicheur. Si les pauvres postulants comptaient sur leur charme pour décrocher le poste, ils allaient tomber de haut, car cet homme-là ne mélangeait jamais travail et plaisir.

Bien décidé à régler cette affaire d’embauche en deux temps trois mouvements, Nys se prépara un café avant de s’installer dans son canapé, puis ouvrit le mail du premier postulant. Il survola le CV plutôt classique de Yahya Andriessen, et soupira en relisant son prénom. OK ! Ce n’était pas cool de bloquer là-dessus, mais c’était plus fort que lui. Il avait du mal à imaginer un client disant : Yahya, sers-moi un sous-marin ! Un petit coup d’œil à la photo le conforta dans l’idée que décidément ce type n’avait pas de chance, parce qu’un barman portant des dreadlocks n’était pas vraiment le style de son club. Bon… il y reviendrait, si nécessaire. Il s’apprêtait à lire le second mail quand le bruit de la sonnette d’entrée le dérangea. Il consulta sa montre. À peine neuf heures. Qui pouvait venir si tôt ? Tout en grognant contre les emmerdeurs matinaux, il alla ouvrir.

— Salut ! lança joyeusement Jana en entrant chez lui.

— Qu’est-ce que tu fais là ?

— Je constate que tu es toujours aussi aimable au saut du lit, déplora-t-elle.

— Sers-toi un café et attends que j’aie bu le mien pour me parler.

— Tu es bien grognon, grand frère, qu’est-ce qui t’arrive ? Mal aux dents ?

Nys leva les yeux au ciel. Pourquoi les autres pensaient-ils qu’il fallait absolument souffrir pour être de mauvaise humeur ? Il y parvenait très bien sans cela. Quiconque côtoyant quotidiennement Daan ou ses fournisseurs devenait rapidement un pro du self-control ou un addict aux calmants.

— Si tu veux tout savoir, je me suis levé plus tôt pour lire des CV. Je dois trouver de toute urgence un nouveau barman, car le nôtre a fichu le camp sans préavis.

— Encore ?

— Ouais.

— Ce n’est pas Daan qui s’occupe de ça d’habitude ?

— Justement.

— Oh, oh, je crois comprendre, dit-elle en se dirigeant vers la machine à café. Si tu veux mon avis, il trempe son biscuit un peu trop souvent là où il ne faudrait pas. D’ailleurs si Baptiste le savait, il cesserait immédiatement de mouiller des tonnes de mouchoirs en espérant son retour.

Nys haussa les épaules et se réinstalla confortablement dans son canapé. Il ne s’était jamais mêlé des affaires des autres et ce n’était pas aujourd’hui qu’il allait commencer.

— Il est quand même dégueulasse de le tromper comme ça, insista-t-elle en attrapant une tasse et une petite cuillère.

— Ils ne sont plus ensemble, je te le rappelle.

— Ralala, tu es bien un mec pour croire qu’une passion de dix années peut s’oublier en un claquement de doigts. Je suis persuadée que Daan retournera auprès de lui, le jour où il réalisera que Baptiste est finalement celui qu’il a toujours aimé.

— Tu es trop romantique.

— Et toi, pas assez.

Elle regarda son frère attentivement et expira de lassitude. Le voir encore célibataire à trente ans l’ennuyait. Qu’est-ce qui clochait pour qu’il ne trouve pas l’amour ? Pourtant, il était attirant, même s’il souriait trop rarement. OK ! Il avait des liaisons, mais jusqu’à présent, il ne lui avait hélas jamais présenté quelqu’un. Même Daan avait pendant un temps soupiré après lui et absolument tout tenté pour le faire craquer, pourtant Nys était resté de marbre. Officiellement pour la bonne raison qu’il ne mélangeait jamais travail et plaisir, et officieusement parce que Daan n’était pas du tout son type d’homme. Cette excuse lui avait donc permis de ne pas blesser sa susceptibilité.

— Daan est un salaud, affirma-t-elle en ajoutant deux sucres dans sa tasse.

— Ne dis pas ça, tu n’étais pas dans leur couple pour savoir ce qui s’y passait.

— Baptiste m’a raconté leurs dernières vacances. Ça m’a suffi pour cerner le personnage. Déjà que je ne l’aimais pas beaucoup avant, alors maintenant je ne peux plus le sentir.

Nys préféra ne pas demander de précisions. Il était logique que le bureau des plaintes, derrière lequel Baptiste était assis, exprime un certain nombre de griefs à l’encontre de celui qui avait fauté. Multi fauté, même, pour être plus exact.

— S’il était aussi horrible, je pense qu’ils ne seraient pas restés si longtemps ensemble, dit-il tout de même quand elle s’installa près de lui.

— Ça arrive tous les jours de tomber amoureux de son bourreau.

Nys soupira fortement. Sa petite sœur avait décidément une vision bien trop dramatique de la situation. Tous les jours des couples se séparaient.

— Est-ce que tu te rends compte que Baptiste espère encore le voir revenir ?

N’ayant nullement l’intention d’entrer dans son jeu, il se contenta de conclure en disant :

— En attendant, ce jour merveilleux qui les verra à nouveau amoureux, laisse-moi m’occuper de ce qui est important aujourd’hui pour ma société, sinon je serai obligé d’aller servir des pressions toute la soirée et peut-être même tout le week-end. Tu m’as assez distrait comme ça.

Il ouvrit le second mail et s’apprêtait à lire avec attention le CV quand elle s’écria avec enthousiasme.

— Je pourrai le faire. J’ai besoin d’argent de poche.

— Aucune chance que j’embauche une gamine de dix-sept ans. Ce serait illégal.

— On me donne facilement dix-huit ans.

Effectivement, depuis quelques mois, Jana avait bien changé. Désormais, elle coiffait sa longue chevelure brune avec soin, se maquillait légèrement et portait des talons vertigineux. Quand donc avait-elle abandonné ses vieilles baskets trouées et son vernis à ongles noir pour ce joli rose nacré ? Sa petite sœur grandissait bien trop vite et s’il n’y prenait pas garde, elle lui annoncerait bientôt qu’elle allait se marier. Foutue course du temps, songea-t-il.

— J’ai dit non et c’est définitif.

Peu impressionnée par son ton autoritaire, elle se colla à lui pour lire le deuxième CV d’un certain Baris. Cela l’ennuya immédiatement, car il en avait connu un et se rappelait que le mec était du genre coléreux, voire limite bagarreur. De là à dire qu’ils étaient tous pareils, le raccourci était rapide, mais tout de même, il ne parvenait pas à effacer ce souvenir de sa mémoire. Comme pour Yahya, il décida de garder son mail en réserve. Le troisième s’appelait Tuur. Alors qu’il se disait que c’était bon signe qu’il n’en connaisse aucun, Jana le prévint qu’elle allait l’aider en un éclair à dénicher le meilleur barman de Liège. Après avoir jeté un coup d’œil à l’en tête du mail pour vérifier l’orthographe du prénom, elle le tapa sur son iPhone et laissa quelques secondes le moteur de recherche faire son travail et afficher des résultats.

— Inutile. Je vais très bien me débrouiller tout seul.

— T’es vraiment pas cool, grogna-t-elle. C’est important d’associer un prénom à un caractère. Je t’assure qu’on peut ainsi apprendre pas mal de trucs sur les gens. On s’amuse souvent à faire ça au lycée. Tadam… lança-t-elle victorieusement en lui collant le minuscule écran sous le nez. Alors, voilà ce qui est écrit : les Tuur possèdent un caractère secret. Ce sont des personnes qui aiment réfléchir et dont la nature inquiète les pousse à se poser beaucoup de questions sur les grands problèmes de l’existence.

Nys songea que ce pauvre Tuur était à l’opposé de ce que devait être un bon barman. Cependant, tout ceci était-il bien raisonnable ? C’était sûrement aussi débile de croire à ce genre de choses qu’en son horoscope. Il lut tout de même le CV du postulant suivant. Hélas, il ne l’emballa pas non plus. Cette fois-ci, il s’était pourtant focalisé sur son parcours professionnel, mais quelqu’un travaillant depuis dix ans sur des paquebots de loisir s’adapterait-il facilement à terre ? Rien n’était moins sûr. Le quatrième ne correspondait pas non plus au poste, ni le cinquième, d’ailleurs. Lorsqu’il cliqua sur la sixième et dernière enveloppe, il croisa les doigts.

— Wow, il est canon ! s’exclama spontanément Jana en regardant la photo imprimée en haut du courrier.

— Presque trop parfait, admit son frère.

Tout juste dix-huit ans, brun aux yeux bleus, très mignon, mais hélas pour seule expérience un service lors d’une soirée organisée par le bourgmestre de Liège l’été précédent. Au grand regret de Nys, cela ne suffisait pas pour en faire un candidat potentiel.

— Bon, eh bien, c’est fichu, déclara-t-il, déçu de ne pas avoir trouvé sa perle rare.

Il termina sa tasse de café et l’air absent s’enfonça dans les coussins. Jana tapa le prénom dans son moteur de recherche.

— Les Norman n’ont pas d’égal pour distraire les gens, lut-elle. Dans le cadre professionnel, ils s’investissent pleinement dans leurs activités. Imaginatifs et intuitifs, ils se fient bien plus à leur ressenti qu’à ce que disent les autres. Leur motivation peut être à la fois un signe d’entêtement ou d’orgueil, mais on ne peut pas remettre en cause leur dynamisme. Il est génial, celui-là. Qu’est-ce qui te dérange chez lui ?

— Son âge et son inexpérience. Je le vois mal contribuer à la notoriété du bar.

— Au contraire, il est super mignon. Je trouve qu’il a une bouche qu’on a envie d’embrasser. Ne me dis pas que tu n’es pas d’accord, car je ne te croirais pas.

— Il sera sans aucun doute un bel homme dans quelques années, mais pour le moment, il est vraiment trop jeune pour affronter mes habitués qui n’en feraient qu’une bouchée. Je te rappelle qu’un bon barman doit se charger de la réception des commandes, être sympathique avec une clientèle parfois limite et savoir quand cesser de servir. Malheureusement pour lui, je doute qu’il puisse accomplir tout ça sans expérience.

— Rien ne dit qu’il en serait incapable.

— Je n’ai pas envie d’être toujours derrière lui à surveiller ses moindres gestes. Certains soirs, c’est la folie totale. Si les serveurs entraînent les clients à consommer, le barman doit au contraire garder la tête sur les épaules. Je te le répète, il n’a pas la carrure.

Jana songea que si Daan aurait immédiatement embauché Norman sans même lire sa lettre de motivation, son frère semblait bien décidé à refuser de lui donner sa chance.

— Dommage pour lui, mais c’est moi qui suis aux commandes, dit-il en fermant sa boîte mail, confirmant ainsi ses craintes. Qu’il se représente dans quelques années, et là je pense qu’on fera affaire.

S’il était déçu de ne pas avoir trouvé celui qu’il cherchait, Nys resta cependant optimiste. Cet après-midi apporterait peut-être son lot de surprises.

— Au fait, pourquoi es-tu venue si tôt ?

— J’aime bien te surprendre au saut du lit. Je me dis qu’il n’y a que comme ça que j’aurai une chance de rencontrer un jour mon futur beau-frère. Tu es tellement secret, soupira-t-elle.

— Ma vie privée est comme son nom l’indique, privée. Est-ce que je te demande, moi, si tu as un petit copain ?

— Je n’en ai pas, et toi ?

— Non plus.

Il avait préféré céder, plutôt que de l’entendre le questionner pendant le reste de la matinée.

— Pourrais-tu me dépanner de cent euros ?

— Encore ?

— Combien de fois faudra-t-il que je te dise qu’une fille a plus de dépenses qu’un garçon ? Nous nous douchons et changeons nos sous-vêtements chaque jour. De plus, j’utilise des produits de beauté qui coûtent un bras, puisque j’achète ceux qui ne sont pas testés sur des animaux, et pour les fringues, tu n’imagines même pas les prix pratiqués dans les petites boutiques de Vinâve d’Île.

— Et ton argent de poche ?

— Envolé le quinze du mois. Parfois, j’arrive à tirer jusqu’au vingt, mais c’est mon maximum. Les parents ne sont pas très généreux avec leur fille unique, se plaignit-elle.

Nys pensait le contraire, mais là encore il préféra ne pas insister. L’ingratitude était souvent un problème récurrent lors de l’adolescence.

— Et, quand prévoies-tu de me rembourser toutes les avances que je te fais régulièrement, depuis... six mois, un an ? J’ai perdu le compte.

— Quand je serai mariée.

— Pas avant ?

— Hélas, non. Mais, je tiens un petit carnet à jour, alors ne t’inquiète pas, dès que je gagnerai ma première paie, je te rembourserai rubis sur l’ongle.

Nys en doutait fortement, mais ne voulait surtout pas brider sa bonne volonté.

— Et si ton futur mari n’a pas non plus un sou en poche ?

— Je promets de continuer à t’emprunter des tunes uniquement pour moi. Lui, il se débrouillera avec sa famille. Je lui expliquerai que ça craint déjà de taper sans cesse son frangin, donc pas question que je mendie pour deux. Tu es rassuré ?

Non. Il ne l’était pas vraiment. Il attrapa son portefeuille et lui donna le billet réclamé. Il était 10H30, avec un peu de chance, elle filerait courir les magasins et il pourrait profiter du reste de sa matinée pour lire son journal dans son jacuzzi. Miraculeusement, Dieu devait passer par là à cet instant, vu qu’il sembla entendre sa prière. Elle lui colla un baiser sonore sur la joue pour le remercier, puis se leva.

— Tu sais, tu devrais y réfléchir à deux fois avant de dire non à ce Norman. J’ai le nez pour ce genre de chose. Je sens qu’il pourrait faire l’affaire.

— Occupe-toi de dépenser ton argent, et laisse-moi gérer mon personnel. Tout mignon qu’il est, ce gars ne travaillera pas chez moi, point final. Allez, à dimanche !

Affaire classée, pensa-t-il en refermant derrière lui la porte de sa chambre.

— Gros grincheux, grogna Jana.

Avant de partir, elle attrapa le téléphone de son frère resté sur la table basse et composa de mémoire le numéro du jeune homme. Heureusement, ce dernier répondit à la deuxième sonnerie.

— Allo, Norman Hinckel ?

— Ouais, c’est moi, marmonna une voix ensommeillée.

— Bonjour. Ici le secrétariat du Gay Power. Je vous appelle au sujet de l’emploi de barman pour lequel vous avez postulé. J’ai le plaisir de vous informer que votre candidature a été retenue.

Retenue, elle avait bien dit retenue. Instantanément réveillé, Norman afficha un immense sourire.

— Super.

— Merci de vous présenter au club à 14H pour un entretien individuel.

— J’y serai, sans faute. Merci.

— Bonne journée.

— À vous aussi.

Fière d’avoir donné un coup de pouce au destin, Jana raccrocha. Quel dommage que ce Norman soit gay. Elle qui n’avait pas de petit-ami en ce moment se serait volontiers laissée séduire par ses beaux yeux bleus. Tant pis, ils seraient pour son frère, voilà tout. Dès que Nys les aurait en face de lui, il ne pourrait que craquer, c’était couru d’avance. Il était temps que son grand frère tombe amoureux et cesse de penser que l’on s’intéressait uniquement à lui pour son compte en banque bien rempli. Elle lui avait pourtant répété plusieurs fois que tous les hommes n’étaient pas vénaux, mais Nys avait du mal à la croire. Totalement inconsciente du profond bouleversement qu’elle venait de déclencher dans la vie de son frère, elle sortit en souriant de l’appartement et sauta dans un bus qui la déposa non loin de l’une de ses boutiques préférées de la galerie Saint Lambert. Sitôt entrée dans le monde de la mode et du glamour, elle oublia instantanément tout ce qui ne concernait pas l’univers féminin et se fondit avec un plaisir indicible dans les rayons dédiés à la beauté.

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